CRITIQUE 


LES PAPILLONS NOIRSEst-ce que la solitude est la même IRL que sur un serveur
Minecraft abandonné ?

ET 
Tu te souviens de l’époque où il fallait choisir quel texto effacer ?
Textes écrit pour accompagner l‘exposition Les
Papillons Noirs
de Romeo Dini
Présentée du 8 au 12 mars 2024 à la Galerie Sator,
Paris

Est-ce que tu te sens seul pareil IRL que sur un serveur Minecraft abandonné ?

Romeo Dini tend un piège à celles et ceux qui ont eu 14 ans en 2006.
Dans les robots-lapins.jpg qui se baladent entre nos jambes, les paysages déserts de jeux vidéos aux murs, l’odeur de boisson énergisante, les amoureux·ses skyblogs : impression soleil Y2K sur nos adolescences. On pourrait s’y sentir post-bien.
It’s a trap.

C’est un piège fondé sur une habitude, celle de l’art contemporain vécu depuis trente ans sous le mode postmoderne, celui du capitalisme tardif qui, puisqu’il n’en finit pas de mourir, oblige à voir tout relatif et revenir sans cesse aux époques d’avant, revisitées par nous en loop comme des touristes du kitsch conscient. Pour le fun et pour la nostalgie. Le regard légèrement condescendant : Oh, regarde, comme c’était moche et c’était cool avant !

Si Romeo Dini passe des heures à monter des mécanismes de lapins robotiques, à arpenter les serveurs et les skyblogs (RIP) abandonnés, à faire des tapisseries de perles d’amant·es/ami·es d’il y a 20 ans, il le fait avec soin, sans ironie.
Romeo Dini archive, classe et réemploie des fichiers JPG et TXT, des images et des textes, d’un passé plus ou moins proche d’internet auquel il donne une nouvelle matérialité.
Lui se décrit comme “archéologue du numérique”. Peut-être sa pratique emprunte-elle aussi à celle des chiffonniers du XIXème siècle, qui arpentaient les rues des périphéries urbaines en quête de ferraille, de verre, de peaux et d’os qu’ils revendaient en gros pour être transformé·es. La précarité en moins, des os aux octets, mais ce besoin de ne pas voir se perdre les URL obsolètes, leur permettre un réemploi. Les données pourrissent-elles si on les abandonne trop longtemps ?
Pas d’ironie, donc, dans ces lapins et ces perles, dans le geste et le sens apparent : ce baiser, qu’il a mis plus de temps à sertir qu’il aurait fallu pour le peindre, se pose à mi-chemin entre une scène de genre et le souvenir d’une après-midi trop longue d’été préado, MTV Next et scoubidous 4 fils. Romeo Dini ne hiérarchise pas les techniques et les matériaux, comme il serait absurde aujourd’hui de prendre les subcultures pour des sous-cultures : il faut voir comment ses perles forment des cangiante phygitaux.
Une forme, peut-être, d’arte povera ?
Son matériau sera alors, plutôt que des rebuts de nature, des pixels et pas mal de mélancolie.

Est-ce que tu te sens seul pareil IRL que sur un serveur Minecraft abandonné ?

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Tu te souviens de l’époque où il fallait choisir quel texto effacer ?

Le 21 août 2023, Skyblog ferme définitivement les serveurs de ses dix-neuf millions de blogs.
La BNF et l’INA en ont archivé les deux tiers, à peu près : 12 607 289 blogs (environ 40 To de données) ont rejoint les collections patrimoniales de la BnF.
En 2023, Romeo Dini a aussi perdu le disque dur sur lequel il avait archivé ses souvenirs depuis l’enfance. Il a précisé la tristesse mais pas le nombre de téraoctets.
Les Papillons Noirs viennent-ils de la mélancolie que même les données parfois périssent ?


Son exposition, pourtant, semble ponctuée de promesses plutôt que de fins. Baisers amoureux ou amicaux, aphorismes en langage sms : autant de déclarations qui n’envisagent rien d’autre que l’éternité, idéalisent une relation qui c’est sûr sûr n’aura jamais d’égale.
Alors elle est là, la tentation de regarder une fois encore condescendant·e ces manifestations exaltées, qu’elles soient d’amour et d’amitié, les renvoyer à leurs failles apparentes, leur fragilité orthographique, leur dimension interchangeable quand elles voudraient exprimer si fort l’exceptionnel de l’autre pour soi.
Nous voilà dans la position de parents face à l’ado, un soir d’été, qui disent “oui oui c’est bien mais il y en aura d’autre, t’emballe pas, à ton âge tout ça c’est pas très sérieux”.

Dans l’un de ses Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes se désole : celui ou celle qui nous inspire le sentiment le plus intense, celui ou celle qui nous apparaît singulièrement singulier·ère, on ne trouve rien à en dire d’autre qu’iel est adorable.
“ChTm’ BB <3” c’est peut-être l’adorable époque modem, le tout qui masque l’idiosyncrasie qu’on n’arrive pas à nommer, le passe-passe pour sauver le langage quand il fail mais qu’il faut dire quand même.
On aura beau jeu de les regarder d’en haut, ces envolées aux mots et gestes si communs.
Depuis, les interfaces ont changé, Insta est passé papier glacé, bien trop de followers désormais pour les effusions JTM et les poèmes bancals et dark. Sur les réseaux on a remis l’armure.
Pourtant, face à l’époque sans filtre ni voyelle que Romeo Dini exhume, dans les amours ADSL qui deviendront bientôt 4K, on se demande qui de nous ou l’interface a le plus changé.
Nos amours d’été, n’étaient-ils pas d’autant plus sincères qu’ils se savaient devoir finir ?
Derrière les abréviations, les grandes déclarations, les baisers comme promesses : la tentative vaine et précieuse de jouer à rendre l’éphémère impérissable.
Même si on sait, bien sûr, que c’est bientôt fini l’été.

Tu te souviens de l’époque où il fallait choisir quel texto effacer ?